L'homme, un ours

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Avec Braguino, le réalisateur Clément Cogitore, Alsacien descendu des Vosges haut-rhinoises, nous entraîne dans un film incandescent, saisi dans une terra incognita, la Sibérie orientale, pour un morceau d’anthropologie contemporaine où des citoyens russes ont choisi d’échapper à la civilisation, vivre au grand air à la force du poignet. Libres.

Il fallait oser mettre pied en ces terres, Cogitore l’a fait et n’est pas rentré bredouille. Alors qu’on se prépare à un face à face entre l’homme et la nature sauvage qui, des ours aux moustiques, règne ici sans trop de partage. C’est une fable très humaine que Braguino narre. En effet, cette tribu, les Braguino, a beau être au milieu de nulle part, les Kiline, une autre famille élargie, ont choisi de s’installer juste à côté d’eux. Le cours d’eau fait une frontière commode pour se toiser, se menacer. Un banc de sable au milieu du fleuve fait office de terrain d’aventure pour les gosses des deux camps qui s’y croisent sans se mélanger.

Comme quoi, même au cœur de la jungle, l’homme est capable de s’organiser une petite guerre froide. Mais l’histoire rebondit une fois encore avec l’atterrissage d’un hélico de combat, duquel débarquent des gars en treillis armés jusqu’aux dents. Un ennemi encore, ici comme chez lui, sûr de son fait (Tiens donc). Et les Braguino de se questionner : Quelle loi régit ce territoire ?

Celle du plus fort apparemment.

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FILM

BRAGUINO

de Clément Cogitore (2017 - 49’)

Au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline. Aucune route ne mène là-bas. Seul un long voyage sur le fleuve Ienissei en bateau, puis en hélicoptère, permet de rejoindre Braguino. Elles y vivent en autarcie, selon leurs propres règles et principes. Au milieu du village : une barrière. Les deux familles refusent de se parler. Sur une île du fleuve, une autre communauté se construit : celle des enfants. Libre, imprévisible, farouche. Entre la crainte de l’autre, des bêtes sauvages, et la joie offerte par l’immensité de la forêt, se joue ici un conte cruel dans lequel la tension et la peur dessinent la géographie d’un conflit ancestral.

>>> un film produit par Cédric Bonin et Pascaline Geoffroy, Seppia et Kaarle Aho, Making Movies


Sélections et distinctions

  • 2019 • États généraux du film documentaire • Lussas (France)
  • 2019 • Nomination pour le César du meilleur court métrage
  • 2018 • Sélection à Images en bibliothèques • Paris (France)
  • 2018 • DOKUFEST - International Documentary and Short FIlm Festival • Prizren (Kosovo)
  • 2018 • Scam • Paris (France) • Étoile de la Scam
  • 2018 • Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand (France) • Meilleure musique originale
  • 2017 • Escales Documentaires • La Rochelle (France) • Grand prix - Compétition Internationale
  • 2017 • Les Écrans documentaires • Arcueil (France) • Jeune public
  • 2017 • FID Marseille - Festival international de cinéma • Prix des lycéens
  • 2017 • Prix LE BAL de la jeune création • Paris (France) • Premier Prix
INTENTION

Un conflit quasi biblique

Braguino- Cogitore - gabarit

Comment avez-vous fait la connaissance des Braguine, cette famille perdue au fond de la Taïga ?

J’ai commencé à travailler sur Braguino en 2011. Je venais de terminer mon premier documentaire, Biélutine, sur des collectionneurs d’art russes. J’avais tourné une dizaine de jours en intérieur, à la lueur de la bougie, un film de pure parole. Je me suis dit que, pour le film suivant, j’aimerais aller radicalement à l’inverse de ce tournage suffocant et filmer dans de grands espaces. J’avais entendu parler des vieux-croyants, une confession orthodoxe minoritaire en Russie, qui dès le Moyen Âge se sont petit à petit enfoncés dans la forêt pour échapper à l’autorité de l’État et de l’Église, qui les persécutaient. De fil en aiguille, mes investigations m’ont conduit jusqu’à Sacha Braguine, issu d’une communauté de vieux-croyants.

J’étais aussi guidé par l’envie de raconter l’enfance et la forêt. Pour moi, la forêt est symboliquement le lieu de la fiction, un lieu de contemplation et de peur, où on imagine les monstres, où se construit le récit épique, où se fabriquent les premières maisons de l’enfance : les cabanes. J’ai grandi dans un fond de vallée vosgienne, au milieu de la forêt. C’est là que mon imaginaire s’est construit. Je voulais réinterroger cela.

Vous faites peu allusion à cette origine religieuse dans le film.

La question du culte n’est pas le sujet central du film. Et d’ailleurs, plus j’avançais dans mes recherches sur ces communautés de vieux-croyants, moins elles m’attiraient sur ce point. Ce qui m’intéressait était d’un autre ordre, c’était davantage ce qui procède de la constitution d’une communauté, ce qui se joue dès que l’on rassemble une poignée d’êtres humains dans un endroit isolé. Braguino se situe au milieu de la Russie, dans la Sibérie du bagne, un enfer climatique où il fait -40° C en hiver et où l’on suffoque en été, en se faisant déchiqueter par les moustiques noirs. Cette région hostile laisse deux possibilités : vivre dans les villes et villages, ce Far West de l’Est assez violent, pratiquement abandonné de tous et de l’État, ou rejoindre ces communautés de vieux-croyants dans les bois. Sacha Braguine a voulu échapper à ces deux alternatives. Il est parti dans les années 1970 construire son monde, avec ses propres règles. Grâce à la journaliste russe Alla Shevelkina, j’ai réussi à en savoir plus sur Sacha. J’ai alors décidé de faire ce long voyage jusqu’à Braguino.


Comment s’est passé ce voyage de repérages ?

Le voyage était symboliquement fort. Pendant ces quatre jours de voyage, dans le sens inverse de rotation de la Terre, je n’ai vu que le crépuscule. Je me suis vu passer les bornes successives de la civilisation : là, je perds le réseau interne, là le réseau téléphonique. Et là, c’est le dernier poste de radio… Les routes de plus en plus poussiéreuses sont devenues des pistes, puis juste des terrains d’atterrissage. On ne savait rien, hormis les coordonnées GPS de ce lieu quasi inaccessible, qui nécessite plusieurs jours de barque depuis le dernier village le long du fleuve Ienissei, ou un long vol en hélicoptère. On ne savait pas si Sacha et sa famille habitaient toujours là, ni s’ils seraient présents quand on arriverait, prêts à nous accueillir.

Cette Sibérie que l’on remontait se réduisait à la fin à quelques cabanes branlantes, avec des hommes qui tenaient à peine debout sous l’effet de l’alcool. Il y avait un côté fin du monde. Je redoutais l’endroit où l’on allait arriver. D’autant plus que j’étais parti avec l’idée de faire un film qui allait me ramener à la joie d’une enfance dans la forêt… Mais mon arrivée à Braguino m’a conforté dans mon choix : j’étais face à un petit paradis, peut-être l’endroit le plus paisible que j’aie vu de ma vie.

Et la rencontre avec les Braguine ?

Nous avons été immédiatement accueillis à leur table comme des amis. Mais je me suis retrouvé face à un problème de dramaturgie. À première vue, c’était la vie tranquille de gens qui vont pêcher le brochet et chasser le coq de bruyère dans un petit paradis. Le paradis n’ayant aucune histoire, je me disais que je pourrais, plutôt qu’un film, en faire une série de photos racontant la possibilité d’un paradis, une utopie. Mais, peu à peu, j’ai mieux observé l’organisation du village. Et, surtout, j’ai compris que de l’autre côté de la barrière au milieu du village vivait une autre famille : les Kiline. Les Braguine ne voulaient vraiment pas en parler. J’ai réalisé que quelque chose n’allait pas.

Que s’est-il exactement passé entre eux ?

Les Kiline se sont installés à Braguino quinze ans après les Braguine. Eux aussi voulaient échapper au Far West sibérien et aux communautés sectaires. Ils avaient constaté que Sacha était arrivé à construire un petit paradis où il arrivait même à faire pousser des pastèques… Ils ont donc voulu le rejoindre et participer à cette utopie. Mais dès qu’ils se sont installés à côté des Braguine, ils ont cessé de s’entendre. Ils ont commencé à ériger des barrières, à se partager les terrains de chasse, s’empoisonner les chiens et ne plus se parler du tout. J’avais trouvé mon histoire, un conflit quasi biblique, car comme pour Caïn et Abel, les femmes Kiline et Braguine sont liées par le sang : deux sœurs irréconciliables.

Pourquoi avoir choisi de ne raconter et filmer que d’un côté de la barrière ?

Au moment même où j’ai compris la situation réelle de Braguine, j’ai compris aussi que je devrais choisir mon camp, qu’il serait impossible de passer de l’autre côté de la barrière, de filmer les Kiline autrement que comme des silhouettes. Je n’étais pas sûr que cela fonctionne de réduire ainsi l’Autre à un personnage de spectre alors qu’on n’est pas dans un film fantastique ou de science-fiction. Mais j’ai eu l’intuition au tournage, qui s’est confortée au montage que ces silhouettes sont des supports de projection de tous les conflits et les maux de la communauté. Elles les absorbent tous. Du fait de leur isolement, les Braguine rendent les Kiline responsables de tout, purement et simplement, de manière souvent assez délirante. Même si parfois, leur paranoïa s’est révélée tristement fondée.

Comment s’est passé le tournage ?

Je suis arrivé avec Sylvain Verdet, mon chef-opérateur, et Alla, non seulement interprète et journaliste, mais aussi lien humain avec la famille. Elle avait l’intelligence affective et psychologique de là où l’on pouvait aller, de ce que l’on pouvait dire ou pas, des règles de l’endroit. Passé ce moment de curiosité vis-à-vis de la caméra, les Braguine l’ont vite oubliée. Le rapport de pouvoir et de méfiance qui s’installe dès que l’on filme n’avait pas lieu avec eux car ils n’ont aucun rapport à l’image. Ce qui était précieux car, en documentaire, on passe énormément de temps à faire tomber les masques, que les gens se sentent à l’aise face à la caméra, ne soient plus en représentation et se confient.

Vous ne cherchez pas pour autant à cacher la présence de la caméra : parfois, les gens la regardent, s’adressent à vous…

Non seulement je ne cache pas cette présence, mais je l’atteste et je m’en sers pour filmer une rencontre. On voit dans la manière dont Sacha et sa famille nous examinent qu’ils vivent dans un monde radicalement différent du nôtre. Ils n’ont pas l’habitude de recevoir des visiteurs, cette notion n’existe pas pour eux, l’autre est forcément vécu comme une curiosité, qu’ils scrutent. Dès que l’on est descendu de l’hélico, j’ai essayé d’installer cette charge du regard comme une accroche qui lance le récit. On sent une sidération, notamment du côté des enfants. On n’avait pas la tête des Sibériens qu’ils croisent parfois, on parlait une autre langue... Certains n’avaient jamais vu d’autres êtres humains que leur famille. Moi aussi, j’étais sidéré de voir les regards de ces enfants posés sur moi. À mon tour, je devenais un objet de curiosité, c’était très étrange. On devait s’apprivoiser mutuellement.

Comme dans vos précédents films, on circule entre documentaire, conte et fantastique.

C’est la situation et le matériau qui le permettaient. J’avais des images ultra documentaires, très près du sol. Notamment la scène de découpe de l’ours, qui est du cinéma quasi ethnographique, où je filme des hommes au travail, dans leur quotidien. Mais sur nous, cet ours faisait le même effet qu’un monstre dans un conte de fées ou un film fantastique et j’ai essayé de garder présente cette dimension mythologique. Et puis il y a ces échappées pures dans le conte, comme lorsque la petite fille arrive avec sa robe rose et ses pattes d’ours. À ce moment-là, il suffit d’être là pour le saisir. La scène de l’ours, je ne l’espérais pas car des ours ils en tuent seulement un ou deux dans l’année. Elle fait un contrepoint à cette nature a priori idyllique en renvoyant au monde sauvage dans ce qu’il a de plus brutal et terrifiant. L’ours est respecté mais surtout craint. C’est la terreur de la taïga, il peut saccager une cabane, manger un homme ou un enfant.

Et la scène de l’irruption des braconniers en hélicoptère ?

Cette scène de l’hélicoptère est centrale. Non seulement je ne l’espérais pas mais je ne savais même pas que c’était possible, vu le prix et la difficulté d’un voyage en hélicoptère.

L’arrivée des braconniers qui dévastent la forêt à l’arme automatique, marque l’imminence de la destruction, la fin des rêves d’isolement de Sacha ou simplement d’une possible cohabitation. Quand l’hélicoptère arrive, on prend la mesure du danger bien plus grand qui menace cet endroit. Les personnages de Braguino, enfants comme adultes, paraissent alors bien fragiles et désarmés par rapport aux forces en présence. Cela fait basculer le récit dans la tragédie.

La concentration sur un espace délimité finit par faire écho à des questions plus vastes…

Ma manière de faire des films est largement habitée par cette manière de relier ces deux points : du plus petit possible au plus vaste. J’aime prendre une petite communauté de gens dans un territoire délimité et me dire : avec ça, je vais essayer de raconter le monde tel qu’il m’apparaît. J’aime partir de petites histoires avec de petits problèmes en espérant que, peu à peu, par le surgissement d’un certain nombre d’évènements, la manière dont ils se déploient, la force du paysage, le mystère et la peur des choses irrésolues, tout ça va se mettre en tension et nous amener à des questions plus grandes, qui relèvent tout simplement de l’expérience humaine.

BIOGRAPHIE

Clément Cogitore

Cogitore - portrait - Gabarit

Clément Cogitore est un réalisateur et plasticien originaire du flanc alsacien des Vosges. Ses films connaissent un succès international, notamment Braguino et Les Indes galantes.

REVUE DU WEB

La nature des Hommes

CNC 📝 (2023) >>> Interview du réalisateur pour son troisième long métrage, Goutte d’or, avec Karim Leklou, sorti en 2023.

BASTA 📝 (2017) >>> Après son premier long-métrage Ni le ciel ni la terre, sorti en 2015, Clément Cogitore a repris la caméra pour s’isoler dans la taïga sibérienne où se joue un drame intime aux allures de conte noir et universel. Braguino est l’histoire d’une micro-société confrontée à une problématique universelle : le défi de la cohabitation sur un territoire, constamment remis en question.

FRANCE CULTURE 🎧 (2015) >>> Au coeur du parc de Stolby, le Fontainebleau sibérien, le mot Liberté a été écrit sur un rocher il y a 120 ans. Ceux qui viennent là se réfugient dans un autre monde entre la nature sauvage, l’escalade, la fête. Sur ce territoire, on vit, on respire ce qui en Russie n’a jamais existé, la liberté.

COMMENTAIRES

    CRÉDITS

    réalisation Clément Cogitore
    image Sylvain Verdet
    montage Pauline Gaillard
    musique originale Éric Bentz
    montage son Julien Ngo Trong

    montage son Julien Ngo Trong
    mixage Franck Rivolet
    chargée de production tournage Alla Shevelkina
    étalonnage Christophe Reynaud

    coproduction Seppia FIlm, Making Movies
    coproduction avec ARTE GEIE - La Lucarne
    avec la participation de Yle - The Finnish Broadcastin Company, Erkko Lyytinen

    Artistes cités sur cette page

    Clément Cogitore

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