Symbole politique
Riche idée que celle d’Alberto Segre d’imaginer le périple de Baltique, Le chien perdu de François Mitterrand, qui à l’automne 93 fit une fugue d’un mois quelque part dans Paris.
En ces temps de fin de règne et d’avènement d’un nouveau monarque (Édouard Balladur) la disparition de Baltique est perçue comme une métaphore : un socialiste de plus quitte le navire qui prend l’eau de toutes parts.
Le réalisateur s’amuse à confier la bête aux bons soins d'une famille maghrébine (nous sommes en pleine montée du Front National), une famille qui vit plutôt sereinement son assimilation, de l’arabe au français, de l’islam au catholicisme.
Il s’agit donc d’un film politique, et non anecdotique, le chien faisant figure de métonymie du président voire du peuple français lui-même. Un peuple placide et affectueux comme un labrador, qui fait contre mauvaise fortune bon cœur. Comme le dit le secrétaire général de l’Élysée : En politique, on se doit de reconnaître les symboles.
LE CHIEN PERDU DE FRANÇOIS MITTERRAND
LE CHIEN PERDU DE FRANÇOIS MITTERRAND
d'Alberto Segre (2017)
Octobre 1993 : Zakia, une femme d’origine algérienne, recueille un chien qui s’est perdu dans les rues de Paris. Son maître pourrait être François Mitterrand, dont le labrador vient de s'échapper du palais de l’Élysée.
>>> un film produit par Blue Hour Films
Prix du Public au festival Travelling (Rennes)
Prix du jury à l’Indian World Film Festival (Hyderabad, Inde)
Jeu de miroir
Jeu de miroir
par Alberto Segre
J’ai découvert l’histoire du chien perdu de François Mitterrand lors d’un matin brumeux de septembre. J’étais en vélo dans Paris et j’attendais le passage du feu au vert, lorsqu’un vieux monsieur d’origine maghrébine me salue en me félicitant pour mon beau vélo qu’il trouve très chic. Sensible comme je suis aux flatteries, notamment lorsqu’elles concernent mon moyen de locomotion fétiche, je m’arrête pour discuter un peu avec lui.
Il me fait part de sa fierté d’habiter la rue du Maroc car, vingt ans auparavant, le Président de la République était venu personnellement remercier ses habitants d’avoir pris soin de son labrador qui s’était perdu dans le quartier. François Mitterrand avait même fait cadeau d’un chien à la dame qui s’en était occupée, en guise de remerciement. Quelques recherches sur Internet me firent comprendre que la réalité était différente. François Mitterrand n’était pas venu rechercher son chien en personne. C'est Danielle Mitterrand qui, plus discrètement, l’avait récupéré et remercié la dame qui en avait pris soin pendant plus d’un mois.
À partir de là, je n’arrêtais pas de penser à cet homme. L’histoire du chien était amusante mais il y avait autre chose, de moins tangible et de plus profond qui me touchait et me questionnait. Il était évident que cet homme ne m’avait pas arrêté dans la rue pour la beauté de mon vélo. Il avait éprouvé le besoin de me raconter son histoire et de partager avec moi les contradictions douloureuses de son identité française. Il était tunisien et avait passé le cap symbolique, souvent craint par les immigrés, d'avoir vécu plus de la moitié de sa vie en France.
Deux langues, deux cultures, cette coexistence se manifeste souvent par des contradictions : on défend la France de toute critique lorsqu’on rentre au pays pour penser exactement le contraire quand on redevient un immigré dans l’Hexagone, où l'on apprend à masquer, à déguiser ses sentiments, jusqu'à s’identifier à son pays d’origine, parfois de manière artificielle, et l’idéaliser.
Peut-être comme pour cet homme que j'ai rencontré : Tunisien en France et Français en Tunisie. Je suis moi-même, bien que le contexte social de mon immigration soit différent, dans la coexistence de deux identités, italienne et française ; je vis au quotidien avec ces contradictions.
Je m’approche, moi aussi, de plus de la moitié de ma vie passée à l’étranger, notamment en France, j’appréhende ce cap avec des doutes et des souvenirs idéalisés.
La vie politique a toujours inspiré mes histoires et nourri mon imagination. Depuis mes études en économie, j’ai eu la chance de pouvoir mener en parallèle des activités professionnelles dans le milieu politique et social avec l’écriture et la réalisation de films de fiction. Ces deux mondes professionnels se nourrissent l’un de l’autre, et mes histoires sont fortement imprégnées d'une réalité sociale. Ainsi la rencontre de la rue du Maroc a réveillé mon intérêt pour l’année 1993 en France et m’a poussé à essayer de me placer du point de vue du chien : qu’est-ce qui n’allait pas dans la politique française en 1993 pour pousser le labrador du Président à s’échapper du palais de l’Élysée ?
Au fur et à mesure que la famille Fekri a pris forme dans mon imagination, je me suis surpris à découvrir la richesse de leurs relations. C’est une famille très unie, qui a trouvé des codes de communication intimes et discrets. Chez les Fekri, les différences culturelles entre parents et enfants n’ont pas évolué en conflits ouverts, parfois violents comme cela peut arriver entre des parents qui émigrent et leurs enfants nés sur une nouvelle terre.
La solidité de la famille Fekri se découvre progressivement, à travers le développement des rapports individuels : Zakia et Mohammed, Mohammed et Sofia, Sofia et Abdel. Zakia et Mohammed ont appris à vivre ensemble en se voyant très peu et leur relation s’est construite autour de l’attente des retours du taxi. Mohammed est très sensible aux évènements familiaux, mais il les vit dans la solitude, tiraillé entre le poids de son histoire personnelle et ses émotions. L’amour de Zakia est en revanche plus charnel et visible. L’annonce du baptême fissure cet équilibre et fait douter Zakia. Mohammed et Sofia ont fait des choix de vie très éloignés, mais ils sont finalement proches dans leur manière de ressentir les choses : les mêmes gestes, les mêmes attitudes. Abdel, très insouciant et indépendant, se montre lui aussi sensible et on se rend compte finalement qu'il est à l’écoute de sa sœur.
J’ai voulu réaliser un film sobre, juste, qui suit au plus près le déroulement des journées de Zakia et du chien, de sa famille et du cabinet de François Mitterrand, du matin au soir, et même jusqu'à la nuit, lorsque Mohammed rentre du travail. Articulées autour du chien, les histoires de la famille de Zakia et du Cabinet s’effleurent sans jamais vraiment se toucher pour dessiner la richesse et les contradictions de ceux qui vivent dans un même pays sans jamais se rencontrer. Ces deux univers tellement différents ont en réalité beaucoup de points en commun et l’organisation du séminaire présente des difficultés et motivations similaires à l’organisation du baptême. Deux évènements très différents, mais le même dilemme identitaire.
J’ai essayé d'apporter un regard honnête et réaliste sur les protagonistes de mon histoire, sans jamais les caricaturer, mais en respectant au plus près leur humanité et en les montrant dans leur sincérité. Une sincérité parfois cynique, pour le Directeur de cabinet, et plus attachante pour Zakia et Mohammed.
Le chien perdu de François Mitterrand est ainsi l’histoire de deux quêtes identitaires parallèles : il y a d’une part le pouvoir qui s’effrite sous le coup du chômage et de la récession incitant les socialistes à s'interroger sur leur identité, d’autre part Zakia, qui est confrontée à plusieurs manières de s’intégrer à la société française en fonction des membres de sa famille.
Mettre en relation l’intimité du foyer de Zakia avec les grands dilemmes d’un parti républicain m’a permis de faire émerger plusieurs analogies et jeux de miroir entre les personnages et les époques. Le chien du Président, symbole fort de l’identité républicaine, inverse ainsi les rôles pendant quelques jours : ce symbole se retrouve dans les mains de Zakia, issue de l’immigration, ou du moins le croit-elle. C’est à travers ce paradoxe, cette rencontre impossible mais ici imaginée par Zakia que s’exprimeront les dilemmes et contradictions que j’avais pu ressentir en discutant avec cet homme de la rue du Maroc.
Alberto Segre
Alberto Segre
Après des études d’économie à l’Université de Turin et un Master en management de la télévision à l’Université Paris-Dauphine, Alberto Segre commence à travailler dans la publicité (McCann-Erickson, Publicis) comme producteur de vidéo clips et de sites web à la fin des années 90. Il fait ses premiers pas dans le cinéma en 1999 comme conseiller cinéma du Président de la Région Aquitaine en charge de la création du pôle d’aide au tournage (aujourd’hui ECLA).
Il a écrit et réalisé deux courts métrages, Une Rencontre Fortuite (MIA Productions), Prix du public au Festival de Turin (2008) et sélectionné dans six autres festivals et, en 2014, Zacharie ya no vive aqui (Mariposa productions) : Meilleur film au Mediterraneo Film Festival, au Socially Related Film Festival à New York et au Mauro Bolognini Film Festival et sélectionné dans vingt festivals en Italie, Espagne, États-Unis, Suisse, Équateur, Argentine. Il a écrit d’autres scénarios et projets, dont Nogoson, projet de documentaire, et un premier projet de long-métrage de fiction : Les Notes de la Mémoire.
Le meilleur ami de l'homme
Le meilleur ami de l'homme
OUEST FRANCE >>> Alberto Segre réalise le film Le chien perdu de François Mitterrand à Rennes et Saint-Malo, pendant dix jours. Il tournait hier dans une salle de l'ancien Palais de justice à Rennes.
LE FIGARO >>> Le labrador, l'animal de compagnie des présidents de la République : François Hollande a reçu pour Noël un labrador qu'il a prénommé Philae. Depuis Valéry Giscard d'Estaing, tous les prédécesseurs possédaient à l'Élysée cet animal de compagnie réputé pour sa fidélité.
RENAUD >>> Le chanteur a écrit et interprété une chanson dédiée à Baltique, la chienne de François Mitterrand, obligée à rester en dehors de l'église lors des obsèques de son maître.
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