Tout pour être heureux
L'effondrement a le vent en poupe, il occupe pas mal les intellectuels, excite les ingénieurs, fait florès en librairie, mais il serre aussi le cœur et remue les cerveaux. Rares sont les films qui parlent d'effondrement. Encore plus rares sont ceux qui parviennent à saisir ce qu'il fait à l'âme. Avec son documentaire, Serge Steyer aborde le sujet en se glissant dans la tête d'un père de famille, en se logeant dans les tripes d'une mère. Dans En attendant le déluge, on conjure la fin des temps en famille. De manière inquiète et décomplexée. Car en attendant le déluge, que fait-on ? Que pense-t-on ? Que rêve-t-on ? Qu'enfouit-on ? Que transmet-on ?
Depuis toujours, Phillip est inquiet. Le monde ne file pas droit et toutes sortes de rapports, de livres, d'études viennent corroborer ses craintes : l'humanité court à sa perte. Finitude des ressources, climat détraqué, population croissante, besoins grandissants, biodiversité en danger, nature lacérée… il suffit de regarder le monde en face pour comprendre que le futur a une sacrée sale gueule.
C'est de tout cela dont on devise chez les Shapiro où les enfants portent des prénoms de héros mythologique ou de philosophe grecque (et où même le chien s'appelle Lacan). Cela n'empêche en rien de goûter aux plaisirs de la vie. On chantonne qu'il en faut peu pour être heureux et qu'il faut se contenter du nécessaire, l'eau, l'air, la vie, un peu de musique, les copains, un peu de philo et de la nature, beaucoup de nature. Elle n'est pas si loin et plutôt généreuse. On s'y glisse sans faire de bruit, à bord d'un canoé, lors d'un bivouac à la belle étoile, comme si l’on goûtait les derniers instants de la beauté du monde, et qu'au fond, il n'y a que cela qui compte.
Parce qu'il faut bien jouir de la vie en attendant et se préparer à ce qui advient. L'aîné, Ulysse, s'est engagé dans l'armée. Dans un monde incertain, confie-t-il, savoir se battre, se défendre, manier des armes et gérer des situations critiques sera aussi utile que d'apprendre à faire pousser des patates. Il a patrouillé en Centrafrique, s'est confronté à l'anarchie négative et à tout ce que font les hommes quand ils vivent leurs (im)pulsions. Il revient tel le fils prodigue avec un mental en acier trempé. Les plus petits en sont encore à tartiner des pancartes pour une marche en faveur du climat, au milieu d'adultes qui devisent du pic pétrolier ou des façons d'appréhender le futur. Avec le frère d'Amérique, on se demande si les génocides ne sont finalement pas la seule issue à tout ce bordel et avec la voisine enceinte - un peu effarée tout de même - on joue à Cassandre en se demandant s'il faut encore faire des enfants.
Les plus concernés par l’effondrement seront soulagés de voir ce film, quant aux autres, ils comprendront peut-être qu'en attendant le déluge, la meilleure posture c'est encore de le regarder en face, simplement, calmement, intelligemment.
EN ATTENDANT LE DÉLUGE
EN ATTENDANT LE DÉLUGE
de Serge Steyer (2015 - 57’)
Le monde est secoué de crises. Que peut-on faire une fois qu’on a pris conscience de leur gravité ? Comment se positionner quand on sait que la catastrophe climatique guette et que nous sommes impuissants à changer le cours des choses ? Et nos enfants, devons-nous les préparer au déluge ou les maintenir dans l’ignorance ?
Serge Steyer a passé un an avec la famille Shapiro dont les membres sont hantés par ces questionnements. Dans leur maison qui domine le Golfe du Morbihan, ils essaient de comprendre et de sensibiliser les copains. Mais Ulysse, l’aîné des enfants, s'est mué en combattant pour faire face au chaos, tandis qu’Hypatia, la petite dernière, chante : Il en faut peu pour être heureux…
Entre l'enfer centrafricain et l’éden breton, En attendant le déluge parle de l’angoisse de la fin du monde, une angoisse aussi vieille que l’humanité. Résolument humain, tantôt léger, tantôt drôle, il nous plonge au sein d’une famille haute en couleurs.
>>> un film produit par Estelle Robin You, Les Films du Balibari
Vivre avec l’angoisse de la fin du monde
Vivre avec l’angoisse de la fin du monde
par Serge Steyer
Avec Phillip, nous portons en nous la marque indélébile des camps et de leur corollaire, une confiance très limitée en l’homme. Les Shapiro qui n’avaient pas fui à temps pour les Etats-Unis ont été anéantis dans la Shoah. Moi, j’ai grandi à l’ombre du Struthof, un camp de concentration niché dans les Vosges, et du portrait de Raymond, le grand frère de mon père mort en déportation. En compagnie de ces fantômes, et depuis notre petit paradis terrestre, nous guettons la suite.
Cette suite s’inscrit au fil des décennies, par le déploiement de moyens toujours plus puissants, produisant des conséquences de plus en plus importantes. Réchauffement climatique, prolifération nucléaire, pollution chimique, épidémies, misère... les problèmes sont tellement vastes, les crises tellement étendues que l’on ne parle plus seulement de suite, mais de fin.
En attendant le déluge parle de cela, de la conscience de l’homme de sa finitude et au-delà, de celle de son espèce. L’Histoire est jalonnée de catastrophes qui ont décimé, voire exterminé des populations. Les études sur le changement climatique, la multiplication des problèmes sociaux et sanitaires qui en découlent, démontrent que des cataclysmes pourraient se produire. Les scientifiques savent depuis longtemps comment il faudrait agir pour éviter le pire, mais rien n’y fait, nous fonçons vaillamment dans le mur.
Au fil des ans, de nos lectures et de nos échanges, Phillip Shapiro et moi avons été littéralement submergés d’angoisse. Nous avons transmis à nos enfants une part de cette lucidité qui rend la vie difficilement supportable. Son fils Ulysse a tout particulièrement intériorisé cette peur de l’avenir, au point que, pour être capable de survivre au déluge, il a choisi de devenir un combattant. À 20 ans, il fait l’expérience des commandos en Centrafrique où chrétiens et musulmans se découpent à coups de machette, pendant que son père théorise sur la transition énergétique sur les rives paradisiaques du Golfe du Morbihan. C’est dans cette dichotomie que se déploie mon récit.
Serge Steyer
Serge Steyer
Le parcours de Serge Steyer en tant qu’auteur et réalisateur commence dans les années 80. Rapidement, l’objectif de sa caméra et son regard de citoyen engagé convergent dans des projets documentaires. Si sa filmographie, forte de plus de trente films, comporte de nombreux portraits d’artistes (peintres, plasticiens, musiciens), les questions de démocratie locale et d’écologie tissent parallèlement la trame d’une œuvre qui a pour point de départ la rencontre déterminante avec Jacques Ellul, l’un des précurseurs de l’écologie politique, expérience dont il tire en 1993 Jacques Ellul, l’homme entier, qui connaîtra une très large diffusion. Cette quête autour des enjeux politiques sur fond d’urgence écologique aura ensuite pour principaux jalons un portrait, Jean-Marie Pelt, Le rêveur éveillé, en 2003, un manifeste de l’écologie au quotidien avec Vivre en ce jardin en 2004 et Huis clos pour un quartier en 2007, film qui dévoile les rapports de force entre élus locaux et professionnels de l’immobilier.
L’optique commune à ces films est une recherche de solution, une dénonciation de ce qui ne fonctionne pas, à travers une démonstration de la façon dont les intérêts privés s’opposent à l'intérêt général. Ces documentaires pointent également les blocages culturels qui empêchent de changer la donne. Dans En attendant le déluge, cette impasse est l’objet-même du film.
Depuis 2004, Serge Steyer a consacré une part grandissante de son temps d'abord à Films en Bretagne, puis à KuB dont il est le directeur général.
Fondateur d’un ciné-club au Bono dans le Morbihan, il a aussi été engagé dans diverses formes de l’écologie pratique.
Il a co-réalisé deux documentaires avec Stéphane Manchematin, Le complexe de la salamandre (2014), un portrait de l'artiste lorrain Patrick Neu, et L'esprit des lieux (2018), pendant sonore du premier, sur le travail du preneur de son Marc Namblard.
La sortie de son prochain film documentaire est prévu pour l'été 2020.
Angoisse existentielle
Angoisse existentielle
LIBÉRATION >>> Même lorsque nous savons que la catastrophe est devant nous, nous ne croyons pas ce que nous savons. Ce n’est pas l’incertitude qui nous retient d’agir, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver, écrivait le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans Libération en 2008. Treize années plus tard, certains n’y croient toujours pas.
BRIDGET KYOTO >>> Alter ego humoristique de la journaliste Laure Noualhat, Bridget Kyoto, une écologiste desprogienne, aborde des sujets qui touchent à la crise écologique et à l'effondrement. Ici, elle s'interroge : comment rester écolo sans devenir dépressif ?
LE TÉLÉGRAMME >>> Dans son questionnement, le réalisateur a rencontré un ressort dramatique inattendu : Ulysse, l'aîné des enfants, a décidé de s'engager dans l'armée. Face à ce monde terrifiant, il a décidé de se former, de s'aguerrir, persuadé qu'il aura à défendre les siens, dans son âge adulte.
TÉLÉRAMA >>> La forêt amazonienne qui brûle, la canicule, les manifestations d’étudiants pour rappeler l’urgence climatique… Les questions environnementales occupent l’actualité, et les plus jeunes n’échappent pas aux discours anxiogènes. Comment aborder la question sereinement ?
HUFFINGTON POST >>> La solastalgie est définie comme l’état d’impuissance et de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème. Cette angoisse a toujours existé dans le militantisme écologique, mais elle s’est récemment aggravée sous l’effet d’une réduction des horizons temporels.
MR MONDIALISATION >>> Alice Desbiolles, médecin de santé publique spécialisée en santé environnementale : La solastalgie traduit la perte de l’espoir d’un monde meilleur. Pour autant, la solastalgie n’est pas qu’une nostalgie du passé. C’est également une angoisse existentielle face à la détérioration et à la destruction irréversible de notre environnement.
31 décembre 2020 07:32 - Le Bihan
Merci, déprimé environnemental et solastalgique.. Je vous découvre et c'est déjà beaucoup pour commencer la journée. Portez vous bien, prenez soins de vous.