Mémoires souterraines

Un mineur pendant la fete de la sainte barbe - Le pays remanent

Le Pays rémanent, dont nous parle Ugo Zanutto dans son récit, est un pays imaginaire où des êtres se manifestent bien après leur disparition. Son héroïne, Audrey, est une jeune femme rêveuse qui bosse à Auchan et qui a un don pour entrer dans ce pays, et discuter en toute simplicité avec les fantômes qui le peuplent.

L’histoire se passe dans le nord, celui des gueules noires victimes de la voracité capitaliste des grandes familles qui, après avoir fermé les filatures, ont bouclé les mines quand elles ne rapportaient plus assez. Audrey ne se contente donc pas d’identifier les morts velléitaires à coups de pendule et détecteur de présence, elle va à la rencontre des cohortes de victimes des catastrophes minières, comme pour leur assurer qu’elles n’ont pas été oubliées. Entre les allées de l’hypermarché – Auchan est la grosse success-story de la famille Mulliez, originaire de Roubaix – et les kilomètres de galeries sous les terrils hantés par d’innombrables victimes de l’exploitation à marche forcée du charbon, le film de Zanutto crée un troublant rapprochement, passant subtilement du paranormal au politique.

Excentrics, une collection KuB en partenariat avec la Scam

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BANDE-ANNONCE

LE PAYS RÉMANENT

de Ugo Zanutto (2018 - 53’)

Retrouvez ici la bande annonce de cette oeuvre (les droits de diffusion sur KuB sont arrivés à échéance).

Dans le bassin minier du nord de la France, Audrey mène des enquêtes paranormales chez des particuliers et sur des friches industrielles. En exerçant cette passion, elle perçoit des indices, des signes : il s’est passé quelque chose dans cette région, quelque chose qui a commencé sous terre… Elle décide de fouiller ce passé obscur, et de voir si, à l’aide du paranormal, quelqu’un ou quelque chose est encore là pour répondre à ses questions.

>>> un film produit par Emma Farinas les Zooms Verts et Marie Dumoulin les Docs du Nord
Étoile de la Scam 2019

INTENTION

Les fantômes d’une société

Photo pendant une seance - Le pays remanent

par Ugo Zanutto

Si Le Pays rémanent traite d'un territoire complexe par l'épaisseur de son vécu historique, c'est avant tout le portrait d'une jeune femme intéressée par le paranormal. J’ai rencontré Audrey un samedi après-midi : elle m'a donné rendez-vous via Facebook chez elle, dans le coron de Noyelles-sous-Lens, à deux pas de chez mes parents. Un coron aux petites maisons binômes, à moitié réhabilité : la rue perpendiculaire donne à voir des maisons aux briques encore noircies, aux ouvertures condamnées.

Audrey et Philippe, son mari, m'invitent à rentrer, un peu sur la défensive : ça n’est pas la première fois qu’on cherche à les rencontrer, curieux de voir à quoi ressemblent des chasseurs de fantômes. Installés dans la cour arrière, ils me proposent un Coca, et les premières questions passées, nous sommes détendus et discutons tranquillement. C'est quand Audrey me dit que, souvent, les gens qui la contactent ont juste besoin d'être écoutés et que parfois ça n’a vraiment rien à voir avec les fantômes, que je commence à sentir le film qui m'intéresse.


Les enquêtes d’Audrey, chez un particulier ou dans un lieu abandonné, se déroulent toujours en deux temps. D’abord un repérage, pour s’imprégner des lieux et poser des questions plus précises aux personnes qui l’ont appelée. Puis, elle revient quelques jours plus tard, en soirée ou la nuit, pour être plus au calme, avec du matériel et des questions préparées sur la base des éléments récoltés pendant son repérage. La soirée évolue ensuite au fil de celles-ci, de ce que ressent chaque membre de l'équipe, et des réactions des matériels.
Au troisième rendez-vous, Audrey m'a proposé de venir sur son lieu de travail, le Auchan de Noyelles. J'ai tout de suite été plongé dans un tout autre univers, vaste, lumineux, bruyant : parce qu'on y trouve tout et à bas prix, c'est un lieu incontournable pour une grande partie des habitants de la région. J'ai beaucoup aimé l'aspect manuel, tactile de son travail, qui consiste à manipuler du pain, à le couper, l'emballer, dans un rayon immense. Audrey assume entièrement son activité paranormale auprès des autres . Elle pratique ses enquêtes avec discernement, trie les personnes qui la contactent pour ne sélectionner que ceux qu'elle estime honnêtes, et remet toujours en cause les résultats qu'elle obtient avant de les certifier. Je l’ai trouvé crédible : non seulement parce qu'elle a des choses à montrer, mais aussi parce qu'elle est ouverte d'esprit. Elle ne manque pas non plus d'analyser les situations sous un angle psychologique.
Je l’ai côtoyée pendant deux ans avant la réalisation du film. À chaque voyage dans le Nord, je lui rendais visite, elle m’accueillait chez elle avec son mari et son fils, me brieffait sur la vie de leur association, les repérages de lieux, les enquêtes chez les particuliers. Audrey a une manière d'aller vers le réel qui a du sens : elle n'hésite pas, se déplace physiquement vers les choses, les personnes, les endroits à ausculter, se jette à l'eau. Elle n'est ni brusque ni violente dans ses gestes : cela donne confiance, rassure, montre qu'elle est impliquée de manière sensible dans ce qu'elle fait. Cette sensibilité est d’ailleurs ce qui nous rapproche : une manière de voir le monde plus qu'une croyance, une façon de dire présence plutôt que fantôme, une fascination pour cette friche géante. Celle-ci a des recoins, des entrepôts gardant leurs zones d'ombre, comme les personnes leurs histoires de famille. Sur la Gohelle, ce sont les fantômes de l’industrialisation européenne qui rôdent : il y a plus de 300 ans, des pionniers ont déterré un étrange combustible plurimillénaire, fossile d'une forêt primaire géante, qui raconte-t-on, était gardée par un cruel dragon. Le déterrer engendra un capitalisme ultra-libéré, l'invention de l’économie de masse et de l'esclavage moderne avec le mineur. Aujourd'hui, il ne reste ici que la grande distribution.
J’ai grandi au milieu de ces industries, alors qu’elles étaient mourantes. Mes terrains de jeu étaient les terrils et leur végétation grandissante, par endroits en combustion interne : de la fumée s'échappant du sol éveillait déjà en moi tout un imaginaire. J’étais fasciné par ce que laissaient derrière elles les mines, mais aussi les guerres : une démesure de friches et de cimetières. Aujourd’hui, je constate que ce territoire n’est modelé que par ça. Ceux qui y vivent payent encore les conséquences de l'arrêt des mines, y sont comme entre deux mondes. Ce sont les fantômes bien réels d’une société ne sachant plus quoi faire d’eux. Je reste hypnotisé face à la démesure de tous ces restes industriels, face à la démesure aussi qu'a engendré le charbon, bien avant le pétrole, comme un marchepied à ce que nous vivons aujourd'hui à travers le monde. Je suis quelqu’un de cartésien mais j'aime m'échapper vers l'inexpliqué, vers les représentations, les paraboles, vers le monde de l'imaginaire. Ce qui me touche chez Audrey, c’est qu’elle cherche des preuves, qu'elle a besoin de voir pour croire : je n’ai pas besoin de ça mais c’est quelque chose que je ressens profondément dans ce territoire, partout, comme une réponse à ce qui lui a été infligé. Peu importe si quelque chose existe au-delà de la perception d'Audrey, pour moi, le paranormal n'est pas le sujet du film mais il sert de révélateur, il m'ouvre des portes. Ce sont les émotions qui se dégagent de la démarche d'Audrey que je voulais capter. Il m'importait de comprendre la manière dont ce territoire imprègne le quotidien des personnes qui y vivent ; de saisir en Audrey ce manque, cette requête au passé, ce refus à se résigner au présent. Je voulais représenter un territoire post-industriel sous un angle qui permet de parler du présent. Ce film est pour moi un hommage à ce qui a donné chair à ce territoire, aussi bien qu'un aveu d'amour pour la triste beauté qu'il révèle : la Gohelle qui, paradoxalement, par rapport à l'abondance de ce qu'elle a produit si longtemps, signifie terre stérile.

BIOGRAPHIE

Ugo Zanutto

Portrait Ugo Zanutto

Ugo Zanutto est un enfant insolent né en 1986 au milieu des corons et des terrils de Lens. Il aime tout de suite le cinéma, avec Sergio Leone, X-Files et Les Tortues Ninja - le film. Après une option cinéma au lycée Rimbaud de Sin-le-Noble, il intègre le BTS audiovisuel de Roubaix option montage, avant d’entrer à l’ENSAV de Toulouse en 2006. Diplômé en réalisation option scénario, il cofonde les Zooms Verts en 2011. C’est au sein du collectif qu’il s’investit dans le développement, l’écriture, le montage et la réalisation de projets de cinéma documentaire, avec notamment Les Enfants de la prairie, étoile de la Scam 2017.

REVUE DU WEB

Au nord c’étaient les corons

FRANCE INTER >>> Voilà dix ans que l’UNESCO a inscrit le bassin minier du nord de la France au patrimoine mondial. Cela signifie que le paysage entre Valenciennes et Bruay-en-Artois est classé au même titre que les pyramides d’Égypte ou le Taj Mahal en Inde. Une belle revanche pour ce patrimoine qui a longtemps été délaissé.

INA >>> La vie quotidienne d’une famille de mineurs, à Bruay-en-Artois, en 1958.

FRANCE CULTURE >>> Diana Cooper-Richet, professeure à l’université de Versailles parle de son ouvrage Le Peuple de la nuit : mines et mineurs en France, XIXe-XXe siècle.

LIBÉRATION >>> L’une des plus grosses mines de lithium pourrait ouvrir dans le Massif central en 2027. Indispensable à la construction des batteries électriques, le lithium sera-t-il le nouvel or noir ?

COMMENTAIRES

  • 2 mars 2024 17:22 - Séverine Gaillard

    Merci Ugo pour cette proposition abordée naturellement et tout aussi prenante. J'ai bien apprécié et je suis restée captivée jusqu'au bout !
    Je te souhaite beaucoup de succès à venir avec ton authenticité. Et je pense que petit tu n'étais pas insolent mais juste brillant, sauf que personne ne l'a compris !

  • 6 mars 2023 20:49 - Voces

    Intéressant, émouvant, surprenant aussi.
    Bien réalisé, ce film m' à plu.

CRÉDITS

réalisation Ugo Zanutto
image Ugo Zanutto, Sylvain Briend
son Matthias Berger
conception sonore Falter Bramnk

montage Paul Pirritano
montage son et mixage Laurent Rodier
étalonnage François Engrand, Éric Dupas
lettrage et générique Alem Alquier

coproduction Les Docs du Nord, Les Zooms Verts, STM Wéo
avec la participation du CNC, de la PROCIREP et de l’ANGOA
avec le soutien de la Région Hauts-de-France

Artistes cités sur cette page

Portrait Ugo Zanutto

Ugo Zanutto

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