Le combat intérieur
SALTO MORTALE
SALTO MORTALE
de Guillaume Kozakiewiez (93' - 2014)
En 2000, Antoine Rigot, funambule virtuose, perd l’usage de ses jambes. Plutôt que de l’éloigner de la scène, cet accident l’incite à devenir à la fois l’objet et le sujet de ses spectacles. Chez lui, renaît peu à peu le désir de flirter avec l’équilibre.
Chute et renaissance d’un funambule, humble et courageux.
>>> un film produit par Vivement Lundi ! Groupe Galactica et Caravel Production
Palmarès
Sélection officielle Visions du Réel, Nyon 2014
Festival de cinéma de Douarnenez, 2014
États généraux du documentaire, Lussas 2014
World Film Festival, Tartu 2015
Quintessence, Ouidah 2015
Une autre esthétique
Une autre esthétique
Le philosophe Bernard Andrieu est chercheur invité au Centre National des Arts du Cirque. Il livre dans un entretien à KuB son analyse sur ce qui s'opère dans le corps d'Antoine Rigot tel qu'il apparaît dans Salto Mortale. Il retient essentiellement de l'expérience dont témoigne le funambule blessé, sa capacité à produire une nouvelle esthétique avec un schéma corporel modifié, et par conséquent, de convertir la catastrophe en opportunité.
Bernard Andrieu enseigne l'analyse des mouvements du corps humain dans la double dimension corps vivant / corps vécu et aussi les cultures artistiques et esthétiques du corps.
Il a publié avec Raoul Bender Apprendre de son corps, une méthode émersive. Il collabore avec Cyril Thomas, le directeur scientifique du CNAC à la réalisation de colloque scientifique autour de l'équilibre, la slackline et le schéma corporel. Il prépare un nouveau travail à paraitre en 2021-22 sur les sensations internes des circassiens.
Un engagement
Un engagement
Luciano Barisone, directeur du festival Visions du réel, s'entretient avec Guillaume Kozakiewiez.
Les films naissent souvent d‘une rencontre. Comment s’est déroulée votre rencontre avec Antoine Rigot ?
À l’origine de ce projet, il y a une forte, violente même, émotion de spectateur. Grégory, qui a co-écrit le film et assuré le tournage au son, et moi voyons pour la première fois le spectacle Sur la route lors de son passage à Rennes. Nous sommes désarçonnés. Loin des ors et des prouesses circassiennes, le spectacle est réduit à son strict minimum : un homme meurtri dans son corps et une jeune fille légère, virtuose, qui l’accompagne et le soutient. Aucun spectacle de cirque ne nous a semblé avoir atteint cette sobriété, cette évidence et cette puissance dramatique. Une question s’impose alors à nous : qui est cet homme ? La prise de contact est facile. Antoine Rigot nous propose de l’accompagner sur un bout de la tournée, pour passer trois jours avec lui et la troupe. C’est le début d’une longue aventure. Le contraste est saisissant entre l’homme de scène, imposant et lyrique, et l’homme dans sa loge, fragile et modeste. Une ténacité de tous les jours, le combat ordinaire d’un corps pour qui chaque pas est un défi et qui chaque jour doit s’entraîner pendant des heures, s’échauffer, se masser, se tordre, repousser ses limites, ne pas céder à la tentation de l’immobilité.
Sous quelle forme le contrat entre vous et lui a pris corps ?
Antoine Rigot a toujours été fasciné par le cinéma (surtout le cinéma burlesque) et a côtoyé Pierre Étaix lorsqu’il était à l’école Fratellini. Nous parlions le même langage. Nous sommes arrivés au moment où Antoine voulait laisser une trace, moment charnière de sa vie et de sa carrière. Nous savions que le processus de tournage allait prendre du temps, alors nous sommes partis sereinement et calmement pour une belle et assez longue balade. Après les repérages, Antoine Rigot a donné plus que son accord, il s’est engagé. J’emploie le terme d’ engagement car il y a eu des moments très durs, tendus parfois, dans son rapport à la caméra. Lorsque la création du Bal des Intouchables commence, c’est un projet lourd, ambitieux, qui touche à la vie propre d’Antoine. Il se trouve exposé et doit gérer énormément de choses malgré une équipe impressionnante autour de lui. Ce qui caractérise aussi Antoine, c’est de vouloir tout contrôler. Je suis allé filmer dans l’intimité de sa caravane plusieurs fois, nous voulions aussi montrer la difficulté pour cet homme, et ce couple, d’aller au bout de cette histoire.
Lors d’une séquence où Antoine revient sur des écrits personnels qui suivent son accident, la tension était palpable. Pour lui, c’était trop tôt, il avait l’impression qu’on ne respectait plus son rythme mais nous avons tenu, lui aussi, et la séquence est très forte.
Qu’est ce qui vous intéresse dans son expérience ? Et dans votre expérience avec lui ?
Il s’agit de mesurer la volonté d’un homme qui ne renonce pas. De remettre en perspective, en allégorie, par son art du cirque, des événements ordinaires qui pour lui ne le sont plus.
Dans la tragédie de cette histoire, d’un itinéraire personnel bousculé, Antoine propose autre chose. Peut-on dire qu’il s’agit d’une belle histoire ? Je ne sais pas, même si je crois que oui. Mais Antoine n’est pas un personnage triste, ni prisonnier de son fauteuil ou d’un handicap. Il ne lui reste qu’une chose à faire : avancer. Jusqu’où va-t-on, comment est-ce qu’on rebondit, comment arrive-t-on de nouveau sur la scène ? Quel rapport à l’espoir ? Aux doutes ? Comment confronter le corps d’Antoine à celui des jeunes virtuoses et de leurs corps avec qui il décide de travailler ? Il était hors de question de proposer un happy end car il ne s’agit pas de dire ou déclarer que tout est simple ou résolu. Une fois le film fini, la vie continue.
Quelle est la position du cinéaste par rapport au protagoniste du film ? Comment trouver la juste distance ?
Salto Mortale est un portrait volontairement en empathie avec l’homme et l’artiste, qui assume l’admiration mais se tient à distance de toute forme de complaisance. Loin de la trompeuse et simplificatrice fascination, nous avons donc suivi au plus près les tensions qui animent Antoine, dans les moments où se lever, marcher, s’entraîner, est le fruit d’un énorme labeur, mais aussi sur scène où il réussit à jouer de son corps entravé dans une gestuelle chorégraphique et une beauté spectaculaire.
Le courage d’Antoine est à la fois extraordinaire et très ordinaire. Il y a les moments de doute, de découragement et de peur. Ce qu’il importe avant tout de partager avec le spectateur, c’est le chemin parcouru par Antoine, en rendre au maximum les nuances, les contrastes, les sinuosités. C’est en parcourant pas à pas ce chemin que la route d’Antoine devient potentiellement la route de chacun d’entre nous.
Pendant le tournage, nous parlions avec Antoine du film. Je partageais mes doutes et mes envies au gré du tournage. Et lui pouvait faire de même avec la création de son spectacle. Nous avions trouvé une sorte d’équilibre et cela a amené beaucoup de solidité dans notre relation et d’inspiration, en tout cas pour moi.
Avoir eu le temps de tourner ce film, et avoir eu l’opportunité de véritablement se rencontrer avec Antoine, furent deux chances très grandes. Une fois qu’il y a cela, la question de la distance, de la relation, du rapport, c’est une question d’homme et de rapport humain. Je crois que c’est surtout cela.
Comment avez-vous géré la question entre présent et passé ?
Nous disposions d’archives filmées par la cinéaste Anne Galand du spectacle Amore Captus (1994) dans lequel Antoine et Agathe sont ensemble sur scène. Les images sont belles, le couple est touchant et l’on y voit Antoine faire toutes sortes de pirouettes, pitreries et prouesses sur et sous le fil. Son corps est d’une puissance qui laisse pantois. Une puissance maitrisée, au service de chorégraphies burlesques et sensibles...
Ce sont les images de l’avant, avant l’accident, avant la prise de distance entre les deux partenaires. Mais ces images du passé sont aussi tendues vers l’avenir puisqu’un des éléments essentiels de la future création est le retour et la reconstruction du duo d’Antoine et Agathe. Avec le recul, je trouve que ça a été fondamental. Ce partage et ce vécu, ça ressort au montage. Déjà dans les rushes, le monteur s’en est vite rendu compte et nous en avons pas mal parlé. Et puis dans la réflexion du film, les nuances, les contours du portrait, la distance... Rien ne s’invente, il suffit de suivre cet élan. Je savais aussi que Kamel, le monteur, serait particulièrement à l’écoute et sensible à l’ensemble de ce processus. Nous nous connaissons depuis très longtemps et je savais que le regard serait juste sur la question de la distance, qui est en fait la question fondamentale dans tout ça. La maturité, à la fois d’Antoine, et à la fois du monteur, m’ont permis de me sentir à l’aise malgré les doutes, qui sont humains.
Depuis son origine, le cinéma filme des corps en action : en réalisant Salto Mortale est-ce que vous vous êtes posé des questions à propos de ça ? Filmer la chair pour révéler l’esprit... peut-être est-ce celle-ci la vérité ultime du film ?
En tant que réalisateur et opérateur, j’avais deux mots en tête : corps et mental. C’est énorme en potentiel cinématographique. Filmer le corps est un des enjeux essentiels du film. Le corps d’Antoine Rigot est atypique : fruit d’un travail physique acharné durant vingt ans, avec une musculature encore conséquente, il est l’enveloppe et l’outil de travail d’un être qui lui fait encore confiance et le sollicite de manière extraordinaire. Ce corps qui change, je voulais pouvoir le filmer dans la lumière naturelle du quotidien et dans la lumière artificielle de la scène. Parfois Antoine paraît épais, parfois il apparaît comme un athlète taillé dans la roche. Parfois lourd quand il s’agit de marcher, gravir un escalier, se relever, parfois en apesanteur lorsqu’il se déploie dans le spectacle Sur la route avec une grâce surprenante, monte à nouveau sur le fil, nage dans l’Ardèche... La façon de filmer devait être au service de ces différentes tensions dramatiques. Dans cet enregistrement de l’intimité du corps, Antoine faisait confiance. Je lui ai proposé d’utiliser un objectif précis, un 50mm. Cela impliquait que pour des plans un peu serrés, je devais être proche de lui. Il a souri, ça ne lui faisait pas peur. Et cette distance – proximité quasi physique, pendant presque deux ans - nous a conduit à des états de symbiose.
Le mental. C’est la colonne vertébrale du film, le fil conducteur. C’est un autre enjeu, crucial pour Antoine. Il prend rendez-vous avec lui-même car s’il ne pousse pas ses limites, il ne fera plus rien et il le sait. Il s’agit de sa volonté de remonter sur le fil et de le faire avec sa compagne et complice de toujours, Agathe.
Filmer le mental, c’est aussi devoir filmer l’invisible, contrairement au corps. En filmant le corps d’Antoine, je me suis rendu compte que j’étais en train de filmer quelque chose de beaucoup plus complexe qu’une enveloppe charnelle. En regardant les images, on voit que le corps parle. On peut parler d’un corps fatigué, d’un corps relâché, tendu. Cette masse vivante raconte en creux l’état mental d’un homme. Et retrouver ce même corps dans la vraie vie et sur la scène (en représentation ; corps mort, exposé) apportait à ce travail des dimensions très intéressantes.
Les Colporteurs
Les Colporteurs
En 1996, Agathe et Antoine Rigot fondent la compagnie Les Colporteurs et font construire le chapiteau dont ils rêvent. Leur première création Filao, imaginée à partir du roman d’Italo Calvino Le baron perché mêle cirque, théâtre, danse et musique.
En mai 2000, Antoine est victime d’un grave accident qui l’empêchera de continuer à danser sur le fil. Mais il reprend son métier de comédien, de musicien et surtout s’engage dans un travail de mise en scène.
Les Colporteurs s’associent par ailleurs à l’équipe des Nouveaux Nez pour imaginer, en Ardèche, ce qui va devenir en 2008 La Cascade.
Rappelés au fil par de jeunes funambules qui leur demandent de transmettre leur savoir, Agathe et Antoine Rigot réalisent un rêve, créer un spectacle exclusivement de fils et de funambules. Le fil sous la neige, évocation poétique des défis et des émotions qui jalonnent l’existence, est créé sous chapiteau en octobre 2006. En 2007, sur une structure-sculpture de trois fils auto-tendus baptisée l’Étoile sont imaginés deux duos pour l’espace public : Tarina et Hautes pointures.
Antoine goûte également à l’univers de l’art lyrique. En octobre 2004, il assiste Giorgio Barberio Corsetti dans la mise en scène d’artistes de cirque dans un opéra contemporain. Plus récemment en 2011, c’est Joël Pommerat qui lui propose un rôle dans Thanks to my eyes.
Agathe et Antoine sont invités par le Cirque du Soleil (Montréal) pour concevoir un numéro de quatre fils, qui sera intégré à la création 2012 de cette compagnie : Amaluna.
L'Académie Fratellini propose à Antoine de diriger le spectacle de sortie de ses élèves. Le spectacle Le retour des papillons est alors créé, avec la complicité du comédien et clown Heinzi Lorenzen.
Il met également en scène F(R)iction, le spectacle de sortie de la 30e promotion du CNAC.
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Guillaume Kozakiewiez
Guillaume Kozakiewiez
Né en 1979, Guillaume Kozakiewiez grandit dans l’est de la France. Ses études le mènent en Bretagne où il vit depuis. Passionné de photographie, il se met à la pratique du montage puis à la prise de vues en autodidacte, pour se former finalement à la pratique documentaire. Réalisateur, voyageur, curieux et un peu solitaire, Guillaume fait de la caméra vidéo, légère à transporter, son outil fétiche pour raconter des histoires de vie dans différents continents.
Le portrait est son motif de prédilection, donnant lieu à des longs métrages documentaires. L’acte de création recoupe plusieurs de ses films avec un personnage de funambule, un réalisateur sur France Culture, des musiciens de Boston…
Aujourd’hui, la fiction prend place dans son travail, avec toujours la figure du portrait ancrée dans des histoires. Son premier court métrage, Je les aime tous, a été pré-sélectionné aux Césars 2018 après avoir été sélectionné dans les festivals de Clermont-Ferrand, Thessalonique, Lille, Villeurbanne, etc. Guillaume est aussi chef-opérateur pour des réalisateurs de documentaire et de fiction. Il travaille à l'écriture d'un long métrage de fiction qui suit une femme prostituée se révélant au grand jour, ainsi que sur un documentaire à propos de frères jumeaux Gazaouis, eux aussi cinéastes.
Son premier documentaire en tant que réalisateur Léonarda est à retrouver sur KuB. Découvrez également son documentaire au cœur de la création d'une fiction radiophonique à France Culture FilmRadioFilm.
Un combat quotidien contre la fatalité
Un combat quotidien contre la fatalité
FRANCE CULTURE >>> Cette semaine, Antoine Rigot, metteur en scène de la compagnie Les Colporteurs, se prête à l’exercice.
LE MONDE >>> Le documentaire de Guillaume Kozakiewiez rend hommage au courage de l’acrobate, victime en 2000 d’un accident qui l’a privé de l’usage de ses jambes.
FILMS EN BRETAGNE >>> À quelques jours de la première de Salto Mortale, son nouveau long métrage documentaire, au festival Visions du Réel à Nyon, Guillaume Kozakiewiez commence à ressentir les premiers symptômes du trac.
AVOIR À LIRE >>> Salto Mortale, le premier documentaire de Guillaume Kozakiewiez pour le cinéma, ou le portrait habile et respectueux d’Antoine Rigot, un homme qui réapprend l’usage de son corps, un artiste en train de repenser son art.
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