Sur la dalle
Voici un film qui nous invite à changer notre regard sur les grands ensembles de barres et de tours construits dans les années 60-70 dans toutes les périphéries de France. Échapper aux clichés sur les quartiers dits sensibles, qu’on peut ne connaître que par les actus télévisées, quand s’y jouent des scènes d’émeutes.
Lauriane Lagarde, la réalisatrice de Sur la dalle, a grandi dans de tels quartiers et a choisi de ne pas prendre la fuite, voire même de regarder les choses bien en face. C’est ainsi que pour son premier film elle s’est mise à l’écoute des habitants, chez qui sourd le sentiment de vivre dans un endroit pourri, où règne la pauvreté et la délinquance. Mais elle saisit également l’amélioration ressentie par la population à la suite d’une opération de rénovation urbaine qui a transformé la dalle Kennedy à Rennes.
Il est question ici d’urbanité et d’urbanisme dans sa dimension créative et humaine, ou comment la valorisation des espaces publics favorise le sentiment de bien-être des habitants et les incite à respecter leur quartier, et finalement à se respecter.
SUR LA DALLE
par Lauriane Lagarde (2010)
Au tournant des années 60-70, le bocage en périphérie de Rennes a cédé la place à un grand ensemble : le quartier de Villejean.
Quarante ans plus tard, au lendemain d'une vaste opération de réhabilitation, le film propose une immersion parmi les habitants, les habitués et les occupants qui font l’âme de ce quartier où convivialité et mixité font encore sens.
un film produit par >>> Vivement Lundi !
À force de volonté
par Lauriane Lagarde
J’ai grandi dans le quartier Saint-Cyprien de Toulouse, un quartier populaire de la rive gauche connu pour sa convivialité. Je me souviens de ces journées où, alors que leurs enfants jouaient, les voisins se posaient sur une chaise devant leur maison et échangeaient. De ces soirs d’été où l’on avait le droit de sauter à la corde jusqu’à la tombée de la nuit. À l’époque, tout le monde se connaissait, tout le monde se parlait. Aujourd’hui, cette rue n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les anciens sont décédés, les voisines ont grandi, j’ai quitté Toulouse, les portes et les volets restent fermés. La mode n’est plus aux chaises sur les trottoirs. Après Saint-Cyprien j’ai vécu au Mirail, à Bagatelle plus exactement, où j’ai suivi mes études supérieures. J’ai même été animatrice à l’école de ce quartier. Je n’ai jamais trouvé de justifications à la mauvaise réputation, mis à part que certains de mes amis habitaient dans des immeubles dans un état de délabrement avancé.
Et, un beau jour de septembre 2001, la ville a été ravagée par l’explosion de l’usine AZF et le quartier a été particulièrement touché. En quelques secondes, des plafonds se sont écroulés, des murs sont tombés, des vitres se sont brisées. Il a fallu des années pour que toutes les familles soient relogées. Le bon côté de la catastrophe est que l’aménagement du quartier de Bagatelle a pu être repensé. Alors qu’à l’époque, il n’y avait qu’une station-service pour aller chercher le pain ou quelques aliments, aujourd’hui, il y a une supérette, une pharmacie, une boucherie, une boulangerie, etc. Les immeubles les plus délabrés ont été détruits et sont désormais remplacés par des petits logements neufs et bien aménagés.
Lorsque j’ai posé mes bagages à Rennes, j’ai décidé d’emménager à Villejean, à quelques rues de la dalle Kennedy. J’y ai aussitôt reconnu la physionomie de quartier et de ses habitants. J'ai constaté qu'ici la restructuration de l'espace avait été le fruit d'une concertation entre résidents et politiques. Quelle est l’histoire de la dalle Kennedy ? Comment s’est déroulé son réaménagement ? Qui en fut à l’initiative ? Comment s’organise désormais la vie quotidienne de ces gens ? Je suis allé à la rencontre des habitués de la dalle. En les écoutant parler de l’histoire du lieu, des combats accumulés années après années, de la lutte pour le chauffage à l’obtention du terminus de métro, j’ai compris quel était leur rôle dans cette réhabilitation. À force de volonté, ils avaient su faire entendre leur voix et faire en sorte que le quartier s’ouvre vers l’extérieur. J’ai constaté que les initiatives solidaires existaient encore aujourd’hui et que la vie de la dalle était empreinte d’une âme toute particulière. J’ai eu alors envie de saisir cette âme.
À force de volonté, il semble possible d’améliorer l’organisation de la vie de la cité et, par une réflexion autour du rapport à la nature, à impulser la poursuite de cette initiative de son humanisation.
Comment la cité est-elle redevenue agréable ?
par Lauriane Lagarde
Dans une course à la modernité et la croissance, la décision est prise au début des années 60 de construire des habitations dont le but est de concentrer un grand nombre de personnes au mètre carré. Les méthodes de construction en préfabriqué se généralisent. C’est l’avènement des "grands ensembles", dans ce que l’on va appeler des ZUP (Zones d’Urbanisation Prioritaire). À Rennes, à partir de 1965, le quartier de Villejean se construit selon une logique pyramidale, la hauteur de ses immeubles augmentant jusqu’au point culminant : la dalle Kennedy. Cette dalle comporte 8 tours et 3 barres d’immeubles, disposées symétriquement.
À côté des habitations insalubres, ces appartements confortables apparaissent comme une aubaine pour des centaines de personnes en mal de logement. Alors que les premiers immeubles sont terminés, d’autres se construisent. Le chantier va durer jusqu’en 1972. Les gens se débrouillent, s’entraident, vivant dans un chantier boueux sans commerces, ni services. Ce manque est comblé par des marchands ambulants, des baraques de chantiers pour centre social, école, Poste (mobile jusqu’en 1971), maison des jeunes (la baraque ne sera détruite qu’en 1974) et, très vite, des liens associatifs se tissent. L’ARV (l’Association des Résidents de Villejean, dont le local se trouve sur la dalle) est créée en 1967 et sort le premier numéro de son journal, encore édité de nos jours. Les résidents devront attendre jusqu’en 1968 pour bénéficier d’un service de bus le dimanche.
Au fil des années, les habitants se sont réunis pour défendre leurs conditions de vie. Leur première manifestation date de 1968, pour la création d’une maison des jeunes. Par la suite, ils ont mené des actions pour le chauffage en 1974, contre l’augmentation des loyers en 1979, pour des espaces de jeux pour enfants, et, au moment de la construction du métro en 1998, pour obtenir le terminus de la ligne sur la dalle Kennedy.
L’histoire démontre donc bien à quel point les habitants de la dalle ont de la personnalité. Elle confirme également la richesse de l’histoire dont ce lieu est empreint, avant même le processus de réhabilitation. Au fil du temps, les bâtiments vont commencer à se dégrader. Construits sous une forme rationnelle mais irraisonnée, ils concentrent les familles les plus modestes. L’enceinte de ses barres HLM semble faire figure de métaphore face aux horizons de ses habitants. Un horizon en vis-à-vis, symbole d’un avenir bouché. On se rend peu à peu compte que ce lieu isole plus qu’il n’intègre.
Avant la réhabilitation
Les dysfonctionnements avérés et les risques de plus en plus prégnants de ségrégation sociale conduisent à envisager le réaménagement de la dalle Kennedy. Ce projet va déboucher sur des années de travaux colossaux. Le Conseil Régional de Bretagne a pour ambition de revaloriser les territoires qui souffrent d’une image dégradée et de difficultés sociales. La restructuration de l’îlot est, selon les élus, une opération d’autant plus lourde que ce quartier connaît un accroissement de sa population. Le choix est fait de conserver l’aménagement vertical, offrant une grande capacité de logements, tout en créant un centre-ville agréable à l’intérieur même du quartier. La logique est à la poursuite de l’urbanisation périphérique, qui évite l’engorgement du centre-ville tout en améliorant la qualité de vie en périphérie. Une concertation réunissant les acteurs, les associations et les résidents démarre en 1998. La construction du métro va déclencher les travaux de réhabilitation, qui ne débuteront qu’en 2003 et se prolongeront jusqu’en 2007.
Les appartements, qui n’avaient pas été conçus pour durer, sont retapés (sécurité incendie, ravalement des façades, volets roulants, fenêtres, électricité, radiateurs). Le parking sous terrain est rénové. Les infrastructures sont repensées pour redonner de l’air à cette dalle en manque de souffle. Les commerces et les espaces publics se déploient en s’intégrant dans des bâtiments neufs ou réhabilités. Après plus de trois années de travaux, la réhabilitation de l’îlot Kennedy est achevée. À présent, la dalle n’est plus fermée sur elle-même. À quelques centaines de mètres de la faculté de lettres, ses logements et ses sandwicheries sont peuplés d’étudiants. Contrairement à de nombreuses cités françaises, où la désertion progressive des commerces a entraîné la mort de la vie de quartier, la dalle collectionne les magasins : cafés, pharmacie, boulangerie, photographe, lavomatic, opticien, pressing, salon de beauté, supermarché et même deux coiffeurs. De nouveaux services publics et sociaux se sont ajoutés aux anciens : mairie annexe, bibliothèque municipale, Police Nationale, Sécurité Sociale, Espacil (logements) et l’espace social commun de Villejean qui rassemble à lui seul : une permanence CAF, le Centre Communal d’Action Sociale, les permanences des associations, un café associatif et un auditorium.
Cette concentration d'espaces d'échanges diversifiés fait de ce site le théâtre d’un chassé-croisé permanent. Se mêlent désormais à ses propres résidents, des étudiants, des passants, des retraités, des employés, qui viennent utiliser les aménagements.
Même si l’uniformité des immeubles persiste, la cité est désormais entretenue.
Ses murs ne sont plus gris mais plutôt beiges et rosés. Entre le goudron, le béton et les pierres, des parcelles de verdure domestiquée, de jeunes arbres plantés en terre ou dans d’énormes pots jalonnent géométriquement le sol, créant une trame verte. Malgré une carence de végétation persistante, la conception de l’espace n’est plus seulement axée sur l’efficience. Les concepteurs ont su préserver une aération sur la dalle qui contraste avec les tours parfois vertigineuses.
Enfin, il faut souligner que la dalle est entièrement piétonne (il n’y a qu’une petite rue accessible aux voitures des riverains) ce qui représente un facteur de sécurité et de liberté pour les plus jeunes. Les enfants logeant dans les tours peuvent se rendre sans risque à la bibliothèque ou aux aires de jeux. En contribuant à l’agrandissement de leur espace de vie en dehors de leur logement, cet aménagement favorise leur autonomie.
La population de la dalle Kennedy est très métissée. Le brassage social contribue à sa richesse, majoritairement peuplé de jeunes. En 2006, les moins de 20 ans représentent ici 25% de la population totale (moins de 20% de la population totale à Rennes). La proximité de l’université Rennes 2 apporte une importante population étudiante.
Les logements HLM représentent plus d’un tiers des logements qui abritent une population fragilisée. Au chômage ou au RMI, nombreux sont ceux qui sont à la recherche d’un emploi ou même d’une activité. La forte population d’immigrés de première ou deuxième génération, aux prises avec des difficultés d’intégration (maîtrise de la langue, différences culturelles), ajoute au phénomène. La restructuration de la dalle ne suffit pas à pallier les problèmes économiques qui persistent, voire empirent. Néanmoins, la conception de l’aménagement du territoire, qui comprend les équipements et l’entretien de la cité, participe à la création du lien social. En privilégiant le cadre de vie de ses résidents, la restructuration a revalorisé l’image de l’îlot Kennedy.
Le film est donc une invitation à la réflexion sur le mode de vie urbain, en général, et sur le mode de vie de ce site, en particulier.
LAURIANE LAGARDE
Lauriane Lagarde est née en 1981 à Toulouse et réside à Rennes depuis 2007.
Après une formation universitaire en Économie Sociale et Solidaire, elle obtient en 2007 un Master de réalisation de documentaire de création à Angoulême. Elle participe au tournage de plusieurs documentaires et téléfilms en tant qu'opératrice son et réalise des captations.
Sur la Dalle est son premier film. En 2013, elle réalise Madeleine (mon Amérique à moi) produit par Agane Productions et TLT.
En 2015 elle obtient la Bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM et réalise À part entière, un documentaire produit par .Mille et Une. Films. La même année, elle est lauréate du concours ESTRAN et réalise un court-métrage de fiction À l’horizon, produit par Thomas Guentch.
Rénovation urbaine
OUEST-FRANCE >>> Pourquoi vous venez ici ? C'est pourri ! Première scène, extérieur jour. Les gamins de la dalle se prêtent au jeu du portrait avec un appareil photo. Et à travers l'objectif, c'est la vie du quartier qu'ils captent. Des visages, des sourires, ce n'est pas si pourri tout compte fait. Lauriane Lagarde, jeune documentariste toulousaine, a donné la parole à ceux qui font la dalle.
FRANCE CULTURE >>> Métropolitains, François Chaslin, à quoi sert la rénovation urbaine ? Un bilan de la politique de renouvellement urbain.
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